Gibraltar a publié sur 26 pages dans son numéro 6 le poignant voyage de Jihane et Ahmad fuyant la guerre en Syrie avec leurs enfants en 2015 pour trouver refuge en Suède, après 4 000 kilomètres de voyage en clandestins aux prises avec les passeurs. Cette histoire intitulée par les auteurs « Tu seras suédoise ma fille » y est documentée par le photographe Olivier Jobard et sa consœur Claire Billet pour le texte sous la forme d’un Récit photo. C’est également un magnifique documentaire, avec un titre identique, diffusé le 4 avril 2018 sur France 2 dans la case documentaire “25 nuances de doc”.
A voir jusqu’au 9 avril : https://www.france.tv/documentaires/societe/453559-tu-seras-suedoise-ma-fille.html
La journaliste Claire Billet et le photographe Olivier Jobard ont accompagné pendant deux ans, de 2015 à 2017, une famille syrienne composée de Jihane, Ahmad, leurs deux premiers enfants Maya et César, ainsi que leur nièce, Sidra, 11 ans à l’époque, dans leur voyage à travers l’Europe centrale jusqu’à leur installation en Suède afin de fuir le cauchemar qui détruit leur pays depuis 2011. Arrivés à bord d’un zodiack surchargé sur l’île grecque de Kos, en provenance des côtes turques, après plusieurs tentatives infructueuses, nous suivons pas à pas leur lettre traversée du continent européen à travers la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie, la Slovaquie, la Tchèquie, l’Allemagne, le Danemark pour parvenir enfin dans une gare suédoise.
Les voix de ce jeune couple parlant parfaitement anglais s’expriment tour à tour, mêlant les images de leur douloureux voyage à celles de leur processus d’intégration dans le pays d’accueil, devenu désormais bien moins généreux depuis l’afflux de réfugiés de 2015-2016. Aux paroles fermes de l’épouse, Jihane qui rejette sans regrets apparents la Syrie démembrée et ensanglantée, les réalisateurs opposent la narration obsessionnelle d’Ahmad, le mari. Ce dernier, d’origine palestinienne, ne peut se détacher du conflit qui meurtrit sa terre qu’il chérit encore, ni de ses souvenirs heureux évoqués à travers des vidéos de mariages, de baignade, de promenades en mer ou de leur nouvelle cuisine intégrée. Tout ceci a été anéanti ou a dû être laissé en arrière. Ahmad évoque la guerre dans son pays avec d’autres réfugiés (des hommes, à part Jihane, les femmes sont peu présentes), fume comme un pompier, regarde des vidéos choquantes du conflit syrien sur son téléphone et promet à ses enfants qu’un jour il les emmènera à Yarmouk, là où ils vivaient dans la banlieue de Damas, où il tenait une boutique de chaussure de sports vendue pour financer son voyage onéreux. LJihane, elle, regrette sa maison, son confort, mais refuse d’évoquer l’idée d’un retour en Syrie, ce pays devenu l’inconnu pour ses enfants. La volonté de tout raconter d’Ahmad et les non-dits de Jihane traduisent les traumatismes d’un exil forcé, d’un voyage chaotique, et d’une difficile intégration dans un pays qui n’est pas le leur.
Extrait du film « Tu seras suédoise ma fille » – Teaser : https://vimeo.com/226302681
Depuis la Grèce jusqu’en Suède, la violence est toujours présente. La caméra de Claire Billet et Olivier Jobard accompagne le couple et leurs compagnons, de nuit alors qu’ils marchent pour traverser les frontières sans se faire repérer de la police, se cachent dans les fossés, dans un wagon de train avant d’être contraints d’en descendre, ou traversent une bretelle d’autoroute. Les visages inquiets sont seulement éclairés par la lueur bleutée des téléphones servant de GPS ou par la faible lumière du spot de la caméra. On ne peut qu’être admiratif par le calme, le flegme et l’humour développé par Ahmad durant le voyage. Remarquablement renseigné par les compatriotes qui l’ont précédés, le jeune homme, crâne rasé et lunettes occidentales, se comportent comme un « geek » cherchant le meilleur passage grâce à des applications comme Google-Map, sachant en général où il se trouve et par où passer malgré quelques tâtonnements en chemin… Le film oppose des scènes de tension pendant leur longues marches de nuit en clandestins de la frontière avec des images des dix-huit mois d’attente du couple alors qu’ils résident dans le centre d’hébergement pour réfugiés à proximité d’un lac gelé et d’une forêt dans un climat typiquement scandinave.
Ahmad raconte sa fierté d’avoir conduit sa famille à travers dix pays, mais ce sentiment laisse ensuite place au désarroi. Il tourne en rond, l’attente d’un statut de réfugié empêche de vivre et les cauchemars de l’exil replongent dans le passé. Au centre d’hébergement, avec d’autres résidents, il évoque les difficultés financières. L’État suédois ne donne que 60 centimes d’euros par jour et par enfant, 2 euros pour un adulte, sans compter le prix des couches pour César, leur jeune fils. Il raconte aussi le prêt qu’il a dû faire pour quitter la Syrie, payer les passeurs et assurer la survie de ses proches. Toutes ses économies ont été dépensées pendant le voyage, notamment pour payer les passeurs.
Le couple, fan de dessins animés, a décidé de nommer ses trois enfants à l’instar de personnages d’animation japonais : Maya (l’abeille), César (un footballeur) et Sally (une princesse). Les images de dessins animés sont mises en parallèle avec des séquences vécues par le couple : l’obligation pour Ahmad, profondément pacifiste, d’être incorporée dans l’armée du régime de Bachar-El-Assad, les milles et une embûches rencontrées depuis leur départ de Syrie ou l’espoir qui défait les chagrins évoqué dans un de ces films d’animation très populaires dans leur pays d’origine.
Quelques temps après la naissance de la petite Sally née sur le sol suédois à qui Jihane et Ahmad s’adressent en voix off dans le film, la famille obtient son statut de réfugié en Suède, et avec lui un droit de séjour permanent. La séquence est assez drôle, les enfants, notamment le petit César étant très turbulent et le fonctionnaire suédois patient. La nouvelle met fin à une longue et pénible attente. Le film se clôt sur les bords d’un lac en plein été. Les séquences angoissantes du voyage clandestin et les sirènes des ambulances après les bombardements meurtriers sur l’écran du téléphone d’Ahmad ont disparu, remplacées par l’espoir d’une nouvelle vie, même s’il faudra trouver du temps et bien des ‘efforts à Jihane et Ahmad pour se reconstruire et transmettre à leurs enfants la mémoire de cette odyssée digne d’une tragédie grecque.