L’ONU a décrété le 20 juin Journée mondiale en faveur des réfugiés. La situation demeure toujours dramatique et identique en Méditerranée, au large de la Libye, de l’île de Lampedusa, en mer Égée, entre Turquie et Grèce… Avec les moyens de l’État, la marine italienne fait face à l’afflux des migrants arrivant de Libye dans des embarcations de fortune. L’ONG SOS Méditerranée a affrété un bateau, L’Aquarius, qui vient en aide et recueille à son bord les réfugiés en perdition.
Méditerranée, cimetière de migrants. “Mort” Méditerranée, “mer solide”, référence aux corps engloutis dans l’immensité liquide, lors des naufrages ou d’accidents au large… Depuis 2014, plus de 10 000 migrants se seraient noyés entre les côtés italiennes et libyennes, la voie maritime la plus meurtrière du monde, selon les chiffres du HCR, l’agence des Nations unies pour les réfugiés. Les mots manquent pour décrire cette hécatombe qui se répète dès que la mer est calme, que le temps se met au beau : les flottilles depuis la Libye mettent le cap au nord. Entre la Sicile et la Libye, itinéraire le plus dangereux après la mer Égée et le détroit de Gibraltar, deux réfugiés sur cent perdent la vie durant la traversée. Ces hommes, femmes et enfants fuient la guerre en Afrique, la dictature, des conditions de vie indignes ou la misère sur des embarcations de fortune ou des rafiots qui tombent en panne à mi-traversée, des canots que les passeurs criminels, âpres au gain, remplissent au risque de l’échouage.
Depuis la fin de l’opération européenne Mare Nostrum en novembre 2014, faute de subsides, la marine italienne, financée par l’État italien, réalise des prouesses pour sauver des vies : plus de 140 000 personnes secourues en 2016. La Guardia costiera est assistée par des bateaux affrétés par des organisations non gouvernementales (ONG) comme SOS Méditerranée, créée en mai 2015 pour venir en aide aux migrants, selon le code de conduite des marins.
Considérant que ni l’Union européenne ni les grands pays du Vieux continent, mise à part l’exemplaire Italie, ne remplissaient leur devoir pour se porter au secours des migrants, la jeune association SOS Méditerranée intervient en haute mer, au sud de l’Italie à bord de L’Aquarius, sillonnant les eaux internationales au plus proche des zones de détresse, au large du littoral libyen. Ce navire amiral était utilisé auparavant en mer du Nord pour l’assistance aux bateaux de pêche puis comme garde-côtes. Silhouette orange et blanche de 77 mètres de long, L’Aquarius est donc bien préparé pour assurer des sauvetages maritimes par tout temps et la mise à l’abri de rescapés, jusqu’à 500 personnes à bord, en cas d’opération exceptionnelle. Doté de quatre ponts et de nombreux espaces ouverts, son intérieur a été aménagé avec des salles de consultation, d’hospitalisation ainsi que d’accueil pour les femmes et les enfants, ceux-ci étant séparés des hommes. Les interventions se font en lien avec le Centre de coordination des sauvetages basé à Rome, l’équivalent des CROSS français. L’Aquarius possède son port d’attache en Sicile, à Trapani. Il effectue des rotations de trois semaines d’affilée en mer, puis rentre sur sa base pour se ravitailler, procéder aux changements de personnel… À bord, 27 personnes sont mobilisées : membres d’équipage, sauveteurs bénévoles composés de marins professionnels français et allemands, et personnel médical de Médecins sans frontières (MSF) pour la prise en charge et les soins.
Le financement de SOS Méditerranée est assuré à 99 % par des dons privés grâce à la collecte en ligne. Les donateurs français sont les plus généreux, suivis des allemands puis des italiens. Le coût d’une journée sur L’Aquarius s’élève à 11 000 euros : affrètement du bateau, fuel, logistique, équipage, sauveteurs, équipement et matériel de sauvetage, soit un coût annuel de près de 4 millions d’euros.
À bord de L’Aquarius
Le port de Trapani possède le charme d’une station balnéaire avec ses hôtels cossus et chambres offrant vue sur mer, bars à la mode et plages de rêve. L’Aquarius est amarré sur les quais, à proximité des autres bateaux qui transportent sur les îles voisines les touristes qui ne se doutent pas des drames qui se jouent au large. Le choix de Trapani s’explique par sa position stratégique, sur la côte occidentale de la Sicile, proche des côtes tunisiennes au sud-ouest et de l’île italienne de Lampedusa1, plein sud, purgatoire des migrants en déroute et théâtre de terribles naufrages. Lampedusa se situe à seulement 180 miles (295 kilomètres) de Tripoli, la capitale libyenne. La Libye est en proie au chaos et à l’instabilité politique depuis la chute du dictateur Khadafi. Les passeurs et autres vendeurs de cargaisons humaines y prospèrent.
L’Aquarius est alerté d’un sauvetage par le Centre de coordination romain qui lui-même a reçu un appel de détresse. Souvent, des migrants en perdition appellent depuis un téléphone portable. L’embarcation en difficulté repérée, le capitaine Alexander Moroz, marin biélorusse expérimenté, et les sauveteurs évaluent la situation. Plusieurs zodiacs se portent à la hauteur des personnes à secourir pour les rassurer et éviter tout mouvement de foule qui ferait chavirer l’embarcation. On remet à chacun un gilet de sauvetage. Les femmes et les enfants sont évacués et montés à bord en priorité. Puis c’est le tour des hommes en plusieurs navettes. Pour les bénévoles, il s’agit de hisser ceux qui voguaient il y a quelques minutes encore à bord d’une coquille de noix en pleine mer, la plupart ne sachant pas nager. Parfois, les sauveteurs doivent se jeter à l’eau pour sortir d’affaire quelqu’un tombé de la barque ou sur le point de se noyer. En l’espace d’une à deux heures, plus d’une centaine d’hommes et de femmes, des Africains, aux visages tendus, vêtements sales ou humides, souvent pieds nus et dépouillés de leurs affaires par les passeurs, sont ainsi mis à l’abri et au sec. C’est pour eux un immense soulagement d’être tirés de la situation désespérée dans laquelle ils se trouvaient il y a peu. Qu’importe si les épaules des sauveteurs novices sont douloureuses…
À bord de L’Aquarius, les migrants sont pris en charge, un par un, par les médecins de MSF. Un sourire, quelques paroles de bienvenue en anglais ou français, un rapide examen pour identifier la présence de gale, fréquente chez ceux qui voyagent – pour certains depuis des mois voire des années – dans des conditions précaires. On demande le prénom du nouveau venu, pas de questions sur son origine géographique, ce sera le rôle des officiels italiens lors de l’enregistrement à terre (à Messine en général) avec prise des empreintes digitales. Dans un premier temps, il s’agit de rassurer, réhydrater, nourrir, fournir des vêtements secs, serviettes et couvertures, les soigner le cas échéant. Certains souffrent de blessures infectées aux pieds à cause de la mauvaise qualité des planchers des canots pneumatiques qui ont des clous ou des pointes qui blessent les passagers, d’autres de brûlures aux jambes provoquées par l’immersion prolongée dans un mélange corrosif d’eau de mer et de gasoil lorsque le réservoir fuit… Certains arrivants ont connu des parcours dramatiques, notamment les jeunes femmes voyageant seules, victimes de viols et de maltraitances. Nombre d’entre elles, notamment les Nigérianes risquent de grossir les rangs des prostituées si elles tombent entre les mains de mafias ou de proxénètes déjà établis.
Le capitaine Moroz se livre à un rapide calcul sur les gains des passeurs. Un passage peut se monnayer autour de 450 dollars par réfugié. L’embarcation où s’entassent ces malheureux peut accueillir de 110 à 140 personnes, cela donne un total de 63 000 dollars auquel il faut soustraire le prix du canot pneumatique de mauvaise qualité, made in China, blanc ou gris clair, acheté 70 dollars environ dans un bazar de Tripoli, les 2 000 dollars pour le moteur et une centaine pour le carburant. En outre, les trafiquants ne se donnent pas la peine de fournir eau, gilets de sauvetage ni même nourriture… Le gain théorique avoisine les 61 000 dollars par esquif. Rien que le 28 juin 2016, vingt-huit bateaux ont été secourus au large de la Libye par les gardes-côtes, L’Aquarius et les autres équipages d’humanitaires. Il suffit de multiplier et de voir combien rapporte aux passeurs libyens cette nouvelle traite d’êtres humains…
Au terme de quarante-huit heures de voyage, L’Aquiarius approche enfin des côtes siciliennes. C’est la fin du voyage. Le temps est clément, les hommes attendent sur le pont avant du bateau, revêtus d’une couverture ou d’une combinaison blanche à capuche pour des raisons d’hygiène qui les fait ressembler à des travailleurs du nucléaire ou de l’industrie spatiale. Beaucoup chantent et se réjouissent à la vue du continent européen. Mais la plupart ignorent qu’en dépit de leur courage, de leur volonté de travailler dur pour s’en sortir et d’envoyer de l’argent à leur famille, restée dans leur pays d’origine, à peine 20 % d’entre eux obtiendront l’asile ou un titre de séjour, surtout s’ils ne viennent pas d’un pays en guerre comme l’Érythrée ou la Syrie. Les sauveteurs connaissent cette réalité mais évitent de la leur dire lors du débarquement pour ne pas altérer leur joie de fouler ce qu’il imagine comme l’“eldorado”. Toutes les souffrances endurées sont alors oubliées. Sur la passerelle, une tape amicale, un “Bonne chance !” ou un “Good luck !” et la mission des sauveteurs de SOS Méditerranée s’achève avant d’être appelés en urgence le jour même ou les suivants sur un autre sauvetage. Dès lors, les nouveaux arrivants sont pris en charge par des équipes de la Croix-Rouge italienne et du ministère de la Santé.
Bienveillance dans l’accueil à Palerme et Catane
Une fois en Italie, les nouveaux arrivants doivent affronter bien des vicissitudes, notamment l’attente de leurs éventuels papiers. La majorité ne les obtiendront pas et seront soit expulsés, soit se réfugieront dans la clandestinité et survivront de petits boulots au noir. Pour Leoluca Orlando, maire de Palerme, la capitale de l’île, “ce permis de séjour est la peine de mort de notre temps, c’est une nouvelle forme d’esclavage pour les gens qui arrivent”. Cet homme politique sicilien de premier plan, avec sa longue expérience de la lutte anti-Mafia, porte un regard très ouvert sur l’arrivée des migrants, à des années-lumière du discours dominant en France. Lui ne fait pas “de différence entre les Palermitains qui sont nés à Palerme et ceux qui arrivent. C’est pour cela qu’il faudrait abolir le permis de séjour”. Orlando prend en exemple le quartier de Palerme de Ballaro, présenté comme le symbole de la mixité sociale. “Des marchands issus de l’immigration ont fait arrêter des mafiosi palermitains. Les personnes migrantes qui vivent à Palerme pensent que cette ville est la leur. Quand on habite une ville, on va la défendre. L’accueil est la plus puissante arme pour la sécurité. Nous n’avons pas d’autres alternatives que d’accueillir les migrants. C’est la marginalisation, l’ostracisme, qui posent problème. Je ne suis pas fou, je pense au futur.”2
Catane, la deuxième ville sicilienne, accueille avec une égale bienveillance ces nouveaux arrivants. Après les Maghrébins arrivés dans les années 1980, les Subsahariens et autres Africains ont dynamisé une société vieillissante, elle aussi frappée par la crise économique. Pour Enzo Bianco, maire centre gauche de Catane et ancien ministre de l’Intérieur, l’intégration est une priorité. “En Sicile, nous avons été longtemps une terre d’émigration. Puis nous sommes redevenus une terre d’immigration avec les arrivées récentes. Aujourd’hui, la balance s’équilibre entre l’exil de notre jeunesse qui part travailler ailleurs en Europe et les arrivées”. Dans le quartier de San Berillo Vecchia, où s’est installée la communauté africaine composée surtout de Sénégalais et d’Érythréens, de petits commerces ont fleuri qui font vivre les arrivants et créé une économie locale et circulaire : laveries, bazars, restaurants, boutiques de réparation, consignes de bagage mais aussi vente ambulante… La subsistance plutôt que la misère. Une ouverture pas toujours partagée en Italie, notamment par le parti xénophobe de la Ligue du Nord, au nord de la péninsule.
Cédric Falcone © Gibraltar N° 5, tous droits réservés.
Photo © Isabelle Serro/SOS Méditerranée
1. Lampedusa, la tragédie d’une île par Nathalie Galesne, Gibraltar numéro 3.
2. Le Monde du 11 octobre 2016.
Pour aider les équipages de L’Aquarius et faire un don : www.sosmediterranee.fr